Paru dans Le Patriote N° 2074 du 29 juin au 6 juillet 2007

 

C’était en août. J’étais tranquillement allongée sur la plage   et je lisais un Beaux-Arts Magazine, magasine spécialisé, comme son nom l’indique, dans les beaux-arts et l’art contemporain. Soudain, dans un article consacré aux jeunes artistes dans l’art contemporain intitulé « Place aux jeunes ! »,  je tombai sur la  phrase, ou plus exactement le paragraphe suivant :

 

« Mais une réalité frappe d’emblée : la profonde féminisation de la pratique artistique  […] Un sociologue pessimiste y verra le signe de la paupérisation du milieu : comme pour les journalistes ou les professeurs, une profession qui perd de son éclat et de son statut social se féminise aussitôt. D’autres crieront victoire. »

 

Ce paragraphe m’arracha violemment à ma torpeur  estivale : indignée,  je le montrai  à mon  copain. Il avait lu l’article auparavant sans traumatisme apparent,  mais lorsque je lui exposai mes griefs, il me dit : « Mais alors, ça signifie que ce milieu est encore plus machiste que la société ! » (Ce jeune homme travaille dans les  travaux publics. )

Sa  phrase est restée gravée dans ma tête.

Par la suite, j’ai montré La Phrase ou plutôt Le Paragraphe à d’autres gens, des hommes, des femmes, qui tous, devant une  tournure apparemment anodine, s’extasiait, une fois mise en évidence,  sur ses implications profondément  machistes.

 

En effet, quel est-il , le sociologue CHOISI  par l’auteur de l’article ? Certainement pas  Bourdieu en tous cas, qui   démontre que

 

  1. la féminisation d’une profession équivaut socialement à sa paupérisation …..et non pas l’inverse ( la paupérisation d’une profession entraine sa féminisation)

PARCE QUE

BBBBB

2. le même travail  accompli par une femme ou un homme n’a pas la même valeur sociale

 

PARCE QUE

3. notre société considère la femme comme inférieure à l’homme.

 

 Je pris donc ma plus belle plume et envoyai une lettre  de protestation à Beaux-Arts Magazine afin qu’elle soit publiée dans leur courrier  des lecteurs.

A mon grand désarroi, la lettre n’est jamais parue dans le courrier des lecteurs. Censurée ? En tout cas, pas publiée, ce qui, une fois l’effet de fureur estompé, ne m’a pas du tout étonnée.

 Car finalement,  cette phrase passée inaperçue est totalement  révélatrice de l’état d’esprit du milieu de l’art contemporain français  « officiel », c’est-à-dire institutionnalisé.

 Revenons près de chez nous :  3% de femmes dans le corps d’enseignement des Beaux-Arts de Nice, la Villa Arson.

 Des études sociologiques ont démontré que, dans la société – et de manière plus aigue encore  dans un environnement hostile à la féminisation-  les femmes ont tendance à intégrer psychiquement et physiquement  le point de vue dominant. ( d’ailleurs, l’auteur de l’article de Beaux-Arts Magazine est une femme).

 Il leur est alors offert deux « options »,  c’est ce que Bourdieu appelle la situation de double bind :

  • soit s’assimiler aux  hommes et faire oublier au maximum leur sexe,  jusque dans leur comportement vestimentaire, avec  une  absence de solidarité vis-à-vis des autres femmes, voire un comportement de domination et de mépris envers les autres femmes
  • soit se soumettre au fantasme machiste de la femme objet sexuel et renchérir sur ce panneau, par exemple dans  leur  comportement vestimentaire, avec  une attitude destinée à plaire et séduire,  tournée essentiellement vers le paraître.

 Par conséquent, il faut prendre en considération ce triste paradoxe : si la présence de femmes ne garantit pas une évolution vers  un environnement égalitaire, l’absence de femmes, en revanche, dans un milieu a priori hostile à la féminisation, est, elle, le garant de la permanence, voire  du durcissement de la misogynie.

 « Mais alors ça signifie que ce milieu est encore plus machiste que la société ! »

 Mon analyse n’est pas purement théorique, puisque je n’écris que sur ce que j’ai vu, vécu et entendu. En effet,  j’ai été étudiante  il y a seulement quelques années à la Villa Arson. Et je me dois de vous raconter mon départ, qui n’est pas sans rappeler l’anecdote de la lettre non publiée de Beaux-Arts Magazine.

Au bout de trois mois, je me trouvais  particulièrement inadaptée à cette structure, et, voyant que beaucoup d’autres étudiants se sentaient, comme moi, mal à l’aise dans ce système, j’ai, lors du bilan public de premier trimestre, soulevé le débat des méthodes pédagogiques  en présence d’un jury composé de sept professeurs ( sept hommes  bien entendu). On m’a brutalement coupé la parole puis le verdict après délibération fut : «  Taisez-vous ou partez ! ». Pour être sûre de tout  essayer, je suis montée au plus haut de la hiérarchie et j’ai pris rendez-vous avec le directeur de l’école. Le verdict, sous des formes plus doucereuses, fut identique : « Taisez-vous  ou partez ! ».

 Je suis partie. J’ai choisi la liberté d’expression. Je choisirai toujours la liberté d’expression, même si elle m’a coûté très cher, et même si elle me coûte encore très chère à l’heure actuelle.

 Le paradoxe, triste à pleurer ou à mourir de rire, selon  l’humeur du jour, c’est que tous ces gens-là, tous ces directeurs d’école d’art, tous ces rédacteurs en chef de magazine d’art, tous ces directeurs de centre d’art, de Fonds Régional d’Art Contemporain, de Direction Régionale d’Action Culturelle ne jurent que par la liberté d’expression. Ils sont tous signataires d’un bien nommé «  Manifeste de l’Observatoire de la liberté d’expression en matière de création », qui dit des choses merveilleuses du style ( je cite texto) :

 «  Il est essentiel, pour une démocratie, de protéger la liberté de l’artiste contre l’arbitraire de tous les pouvoirs, publics ou privés. Et il est également essentiel de défendre la liberté de la création et de la diffusion contre les phénomènes d’entrave économique telles les menaces d’abus de position dominante, d’uniformisation des contenus et d’absence de visibilité des œuvres que font peser les mouvements de concentration. »

 J’aimerais bien savoir comment ils l’observent, la liberté d’expression, ces gens-là, et leur suggérer, au lieu de l’observer à la longue-vue, de l’observer avec des lunettes de presbyte, pour voir de très près ce qui se passe dans leur paroisse.

 Le milieu de l’art contemporain officiel français est-il moins libre que la société ?

 Soyons clair. Tout le monde sait que, dans la société, la liberté d’expression n’existe pas. Petit, si on dit à son père : « Papa, tu es un con. », on a une bonne chance de se prendre une torgnole. Si des parents disent à leur enfant dans un lieu public : « Espèce de petit con ! », ils ont une bonne chance qu’on leur colle la Ddass sur le dos. Si, au travail, on dit à son chef : « Vous êtes un con ! » ( ou,  variante « Je ne suis pas d’accord avec vous. »), on a une bonne chance d’être viré.

Mais au moins, on ne nous fait pas de publicité mensongère. On ne brandit pas la liberté d’expression comme un bouclier à tous les coins de rue.

 Non, le milieu de l’art contemporain officiel n’est pas moins ou plus libre que la société, il est juste plus cynique.

Cynisme = dichotomie consciente  entre le discours et les actions

D’autres étudiants  sont partis de la Villa Arson en même temps ou peu de temps après moi, dont un jeune homme de vingt-cinq ans d’origine algérienne. Ce jeune homme travaillait depuis l’âge de dix-sept ans dans une usine comme O.S. et, grâce à des cours du soir, avait pu  se former comme ingénieur  informatique. A vingt-cinq ans, il avait démissionné de son poste d’ingénieur informatique pour se lancer dans l’art et atterrir à la Villa Arson.

Les jeunes professeurs de l’Ecole d’Art,  avec l’arrogance de l’immaturité – mais malheureusement, sans la subversion  de la jeunesse – se sont-ils intéressés à son parcours ? Auraient-ils pu, de toutes façons, mesurer le courage, la détermination, l’intégrité d’un tel parcours, eux qui, de jeunes diplômés de la Villa Arson, ont très souvent réintégré la Villa Arson comme professeurs  sans passer par la case « société », sans jamais avoir travaillé ni dans une usine, ni dans un bureau, ni dans un commerce ?

 Car c’est une autre caractéristique de l’art contemporain officiel : telle la bulle financière spéculative totalement déconnectée de la réalité qui a éclaté avec pertes et fracas en 1989 ( chute  à méditer…), il constitue une bulle ultra-élitiste totalement déconnectée de la société, de ses  citoyens et de leurs préoccupations, tout en se revendiquant, bien entendu, gauchiste…

 (cynisme =    dichotomie consciente  entre le discours et les actions)

Que peut apporter un art totalement coupé de la société ?

 

Vous connaissiez l’immunité diplomatique ? Connaissez-vous l’immunité institutionnelle ?

 Lorsqu’on essaie de changer, ou du moins de remettre en question  le Système, comme je l’ai fait en essayant d’instaurer un débat avant de partir de la Villa Arson, avec mes moyens, certes, dérisoires, on se heurte à un silence, une indifférence remplis  de mépris,  et le système continue avec ses abus  en tous genres, ses acteurs se sachant – se croyant-  protégés en son sein par l’immunité de l’Institution, entité tentaculaire et opaque.

 Ne peut-on qualifier ce système de conservateur, puisqu’il est incapable de – et surtout sciemment opposé à –   tout  changement ?

Je résume :

  • L’Art Contemporain Officiel Français est plus machiste que la société.
  • L’Art Contemporain Officiel Français est plus cynique que la société.
  • L’Art Contemporain Officiel Français est déconnecté de la société.
  • L’Art Contemporain Officiel Français est conservateur.

 

Ne peut-on le qualifier avec validité,  en opposition à l’Art d’Avant-Garde – qui assumait, jusque dans ses excès, sa fonction visionnaire par rapport à la société –  d’Art d’Après-Garde ?

 Heureusement, un nombre croissant d’artistes de toutes sensibilités  ne se reconnaissent plus dans cet Art d’Après-Garde et créent avec force,  vitalité et  imagination, des réseaux parallèles pour créer et montrer  leur création.

 Et heureusement, de rares journaux, tels Le Patriote , au péril de leur existence, prônent ET appliquent la liberté d’expression….