la trame Eve Carton

Paru dans Le Patriote  N° 2085 du 07 au 13 septembre 2007

la trame Eve Carton
La trame, peinture de Eve Carton

Certains considèrent inutile pour un artiste d’écrire  des textes  engagés  et assènent  que la meilleure arme d’un artiste plasticien est la « création, tout simplement ».

 Dans leur bouche, la  Kréation s’orthographie avec un grand K, comme le personnage de Kafka  dans  « Le château »:  cette Kréation descend directement de la tour d’ivoire du Kréateur, qui, de temps à autres, dans son immense magnanimité, daigne saupoudrer ses contemporains d’un zest  de sa Kréation géniale et toute-puissante.

 Alors, pour éduquer ces gens bien intentionnés ( s’ils sont naïfs) ou mal intentionnés ( s’ils sont cyniques), examinons de plus près  cette Kréation, ou plutôt la création, retombée de son piédestal, et  empruntons le parcours  en amont  qui va de l’impact que peut avoir la « création tout simplement » jusqu’à l’acte lui-même.

  1.  Médiatisation : dans notre société fourmillant d’images et d’événements culturels,  une création,  pour avoir un impact et  être vue, nécessite une médiatisation importante, donc  des rapports privilégiés avec la presse et/ou de gros budgets  publicitaires.
  2. Lieu d’exposition. Pour qu’une exposition ait lieu, il faut, tautologiquement, qu’elle ait un lieu d’exposition : les plus médiatisés sont  le musée, le centre d’art, ou la galerie. De ces trois types de lieux, on peut déjà enlever une majorité écrasante de la création. ( Il serait d’ailleurs passionnant  d’analyser le rôle d’exclusion de ces lieux sur la création française).
  3. Matériel et ressources humaines. La quête souvent incessante pour  trouver le matériel, les outils, les personnes,  sans moyen financier, s’avère usante à la longue, et  tue dans l’œuf  des projets  d’installation un peu ambitieux.
  4. Lieu de création. Voici une étape particulièrement épineuse. A Nice, par exemple, les seuls ateliers abordables – car subventionnés –  sont les ateliers Spada.  Or, à Spada, il  n’y a plus d’atelier disponible et la liste d’attente est longue.
  5. Temps de création. Lorsque l’artiste n’est pas touché par la Grâce Institutionnelle (aides à la création diverses et variées), et qu’il ne vend pas (conséquence quasi-systématique), il doit, pour manger, exercer des jobs alimentaires, qui,  immanquablement,  empêchent une évolution créatrice continue et  cohérente. Combien  d’artistes rongés par le quotidien perdent   progressivement la capacité de créer,  parfois même à leur  insu  ?
  6. Acquisition d’un savoir-faire : un artiste créateur  doit maîtriser son moyen d’expression. Or, l’éducation artistique en France dans les écoles d’art n’a plus à prouver son inefficacité, voire sa nocivité,  à tel point qu’aujourd’hui, après deux générations  environ  de massacre de talent et de vitalité, s’inscrire pour un jeune aux  Beaux-Arts  relève déjà d’un choix esthétique et idéologique.  Comment, cependant, acquérir  un savoir-faire artistique autrement ?
  7. Les conditions psychologiques du créateur : pour créer – ici la création en général, il faut l’envie et l’espoir. Voici deux exemples :

L’œuvre de Maurice Duruflé, compositeur (1902-1986),  témoigne d’ une fervente sérénité et grande sensibilité. Or, dès les années 70, Duruflé se sent dépassé par la radicalisation de l’actualité musicale contemporaine – l’ère de Boulez et son « intellectualité musicale »-  et cesse de  composer, son langage musical étant considéré comme totalement périmé.

Le  premier livre de  l’écrivain de voyage Nicolas Bouvier ( 1929-1998), « L’usage du monde », subtil et humaniste,  a été longtemps ignoré par les éditeurs et les critiques. Trente ans plus tard, à la fin des années 80, il est enfin publié avec une reconnaissance  méritée. « Soudain, Bouvier  était parfaitement en phase avec l’époque, dixit Le Bris, son éditeur.  Mais sa longue traversée du désert a constitué une grande souffrance pour lui. Je suis convaincu que cela l’a empêché d’écrire d’autres chefs-d’œuvre, notamment sur le Nord, la Colombie-Britannique.»

 Examiner les pourcentages d’« éliminés» aux étapes successives de la création plastique française pourrait être l’objet d’une étude fort intéressante, mais quel sociologue a l’estomac suffisamment accroché pour s’atteler à cette autopsie démoralisante ? Ne s’improvise pas sociologue coroner qui veut….

 Quant à mes chers défenseurs de la « Kréation tout simplement » comme arme ultime des artistes de la face cachée de l’art – dont je suis,  j’espère que désormais, ils tourneront leur langue sept  fois dans la bouche avant de Kracher du K !